Type de texte | source |
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Titre | Le Pour et le contre. Pline et les anciens auteurs qui ont parlé de peinture et de sculpture |
Auteurs | Diderot, Denis Falconet, Étienne |
Date de rédaction | 1766-1773 |
Date de publication originale | 1958 |
Titre traduit | |
Auteurs de la traduction | |
Date de traduction | |
Date d'édition moderne ou de réédition | 1958 |
Editeur moderne | Benoit, Yves |
Date de reprint |
, Lettre de Diderot à Falconet, 5 août 1766, p. 217
Pinxit et quae pingi non possunt, dit de l’éclair, de la lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lorsque l’art fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste.
Dans :Apelle et l’irreprésentable(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 25 février 1766, p. 110
Vous me dites que l’Hercule de Glycon et le Gladiateur d’Agasias témoignent pour Apelle et pour Phidias. Je suis tout aussi porté que vous à le croire ; mais quand je lis des sornettes sur le compte d’Apelle et que je vois de mauvaises sculptures signées Phidias, Praxitèle ou Lysippe, ces témoignages faiblissent beaucoup; quand un Aristide contemporain d’Apelle est reconnu pour le premier qui peignit les passions et les expressions, is omnium primus animum pinxit et sensus omnes expressit (Pline, XXXV, 10), je dis, ces peintres furent excessivement loués, parce qu’ils étaient les plus habiles de leur siècle ; mais leur siècle était l’enfance de la peinture et de la sculpture, ainsi que de tant d’autres arts et sciences.
Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 1er août 1766, p. 208-209
Entre ces peintres, il y a un Bularque qui vivait quelque deux cent soivante ans avant Polygnote. Le roi Candaule acheta au poids de l’or un de ses tableaux. Permis au roi Candaule. [...] Je ne sais pas comment était le tableau de Bularque dont je vous ai parlé. Je l’imagine seulement ; mais croyez-vous qu’on l’achetât aujourd’hui au poids de l’or, s’il était un peu grand ? Imaginez-vous qu’il fût précieux autrement que par sa date ?
Dans :Bularcos vend ses tableaux leur poids d’or(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 15 janvier 1766, p. 62-63
Cela posé, je vous demande si nous voyions de mauvais ouvrages de Phidias, d’Apelle ou de tel autre, croirions-nous bien fermement aux éloges qui sont dans Pausanias et dans Pline ? Notre foi serait au moins diminuée, si elle n’était entièrement détruite. J’en suis fâché pour vos lignes ; elles feraient tout aussi peu de croyants, si nos bons ouvrages périssaient et que les mauvais restassent. Quand je pense aux groupes qui sont à Monte Cavallo, l’un de Phidias et l’autre de Praxitèle, j’ai bien envie de croire qu’alors, comme aujourd’hui, les circonstances faisaient des réputations presque autant que le talent. Quand le nom précieux d’Agasias fils de Dosithée n’est écrit qu’au bas du Gladiateur, je me confirme dans mon opinion ; quelles lignes contemporaines en ont parlé ? Où sont-elles ? Il y avait mille à parier contre un, que cette statue devait être anéantie comme tant d’autres ; par grand hasard elle s’est conservée. Ainsi la postérité pour Agasias est solidement établie sur un hasard. Notez que cet Agasias dont on n’a rien dit, pourrait bien être supérieur à Phidias tant célébré, surtout pour avoir fait un Jupiter assis, dont la tête touchait aux voûtes du temple d’Olympie. Puis fiez-vous aux lignes qui passent à la postérité ! Ô mon ami, si vous saviez comme un peintre et un sculpteur le savent, quelles puérilités on nous vante avec emphase, si je vous démontrais combien Pline est un petit radoteur, vous diriez que j’ai raison de ne pas désirer ma part d’un éloge où tout est ridiculement confondu. Si j’avais la maladie de la postérité, la pensée que nous aurons des Plines m’en guérirait.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Diderot à Falconet, 16 février 1766, p. 90-91
Je ne sais si Pline est un petit radoteur ; mais il est sage à vous de n’avoir confié cette sage découverte qu’à l’oreille de votre ami. Connaissez-vous bien ce Pline dont vous parlez si lestement ? L’avez-vous visité chez lui ? Savez-vous que c’est l’homme du plus profond savoir, et du plus grand goût ? Savez-vous que le mérite de le bien sentir est un mérite rare ? Savez-vous qu’il n’y a que Tacite et Pline sur la même ligne ? Voici comment le petit radoteur parle des artistes que la mort a surpris au milieu de leur ouvrage : In lenocinio commendationis dolor est, manus cum id agerent exstinctae desiderantur. Êtes-vous bien sûr de sentir toute la délicatesse de cette ligne ? Vous doutez-vous que le coulant de certains contours n’est pas plus difficile à bien saisir que celui de cette expression ? Il y a dans son ouvrage mille endroits de cette finesse. Mon ami, je vous souhaite un Pline ; mais songez, Falconet, que s’il a fallu vous attendre des siècles, il se passera des siècles avant que le panégyriste, l’égal de Pline soit venu.
Si vous êtes honteux pour les artistes de la Grèce de la manière dont ils ont été appréciés par l’historien latin, vous êtes le plus malheureux mortel qui soit sous le ciel. Vous ne serez jamais mieux célébré ni par aucun de vos contemporains, ni par aucun de vos neveux. Moi qui me mêle quelquefois de parler des productions des arts, je ne sais si je vous contenterais ; mais je serais assez content de moi, si j’avais su dire d’un de vos morceaux, comme il a dit du Laocoon, opus omnibus et picturae et statuariae artis praeferendum. Le beau tableau !
Si vous n’avez lu que Dupinet et Caylus, vous connaissez Dupinet et Caylus, mais vous ne connaissez pas Pline. Relisez bien le passage que je vous en ai cité, et soyez sûr qu’il y a là une musique si fine que fort peu d’oreilles l’ont sentie, mais laissez pour un moment la musique de Pline, et hâtez-vous de lire ce qui suit.
Pline n’a pas connu les beautés des arts, je le veux ; il a loué platement des ouvrages sublimes, j’y consens, ce n’est pas ainsi que l’homme du métier en aurait parlé, je le crois. Mais Pline qui était un grand homme, qui respectait son siècle, qui respectait la vérité, aurait-il parlé honorablement de ces artistes s’ils n’avaient eu avec son suffrage, celui des âges antérieurs et du sien ? C’est un historien qui écrit mal, mais qui dit vrai ; c’est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérité le sentiment de son siècle, sur Perrault, Le Sueur et Puget.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 25 février 1766, p. 110
Vous me dites que l’Hercule de Glycon et le Gladiateur d’Agasias témoignent pour Apelle et pour Phidias. Je suis tout aussi porté que vous à le croire ; mais quand je lis des sornettes sur le compte d’Apelle et que je vois de mauvaises sculptures signées Phidias, Praxitèle ou Lysippe, ces témoignages faiblissent beaucoup; quand un Aristide contemporain d’Apelle est reconnu pour le premier qui peignit les passions et les expressions, is omnium primus animum pinxit et sensus omnes expressit (Pline, XXXV, 10), je dis, ces peintres furent excessivement loués, parce qu’ils étaient les plus habiles de leur siècle ; mais leur siècle était l’enfance de la peinture et de la sculpture, ainsi que de tant d’autres arts et sciences.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 25 février 1766, p. 114
Quand vous lisez Pausanias, vous voyez qu’il décrit en voyageur exact, sans doute un historien fidèle ; mais voyez-vous qu’il parle jamais en connaisseur, même en amateur ? Il est tout entier aux ornements riches, aux métaux précieux, il ne s’occupe ni d’expression, ni de dessin, ni d’étude, ni d’action, ni de coloris, ni d’effet. Il ne dit rien qui laisse soupçonner la moindre connaissance des beaux-arts. J’imagine voir le sacristain d’un trésor, une date et un trait d’histoire au bout de sa baguette ; mais point de jugement. Pausanias est un trésor où vous ne trouverez pas les beautés d’un tableau ou d’une statue. Pourquoi cette sortie sur un écrivain généralement admiré ? Pour vous démontrer que son éloge du Jupiter olympien ne retombe que sur le faste accessoire, et non sur la beauté propre de la statue ; pour vous tranquilliser sur mon sort et vous assurer que ma tête est à l’abri, tout autant que celle qui touchait aux voûtes ; pour vous détromper de la croyance où vous êtes que les écrivains supérieurs ont transmis à la postérité le sentiment de siècle sur la peinture et la sculpture. Souvent ils n’en transmettent rien, comme Pausanias. Souvent ils transmettent des bavardages, comme Pline qui compilait sans choix et quelquefois sans connaissance. Ils ne sont pas les seuls qui aient déposé dans leurs écrits l’ignorance des deux arts. Voulez-vous un ancien bien sûr ? Laissez Pline et Pausanias ; commencez le chapitre X du livre XII de Quintilien ; il n’a écrit qu’une page sur les peintres et les sculpteurs anciens. Mais elle est si judicieuse qu’elle dispense des extraits de Pline et de la liste de Pausanias.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 6 mars 1766, p. 117-124
Enfin, je suis arrivé à Pline ; c’est ici qu’il faut parler net. J’ai dit que Pline était un petit radoteur dans quelques-uns de ses jugements sur la peinture et la sculpture. Pour châtier ce crime énorme, vous m’accablez d’interrogations savantes et humiliantes. Je les réduis toutes à celles-ci : l’avez-vous visité chez lui ? C’est ce que vous allez voir : lisez.
Apelle peignit un Hercule vu par le dos, et dont on voyait le visage, ce qui est fort difficile à faire. Quod est difficilimum. La candeur de ce difficilimum ferait bien rire les enfants qui vont dans un Salon. Si le dos et le visage se présentaient géométralement, c’était une infamie. Si l’un et l’autre étaient de trois quarts, il n’y avait rien de difficile.
Le même Apelle peignit un cheval si bien que les chevaux qu’il avait pris pour juges, hennissaient devant son tableau et ne regardaient seulement pas ceux de ses concurrents. Depuis ce temps-là on a toujours fait la même expérience. Idque postea semper illius experimentum artis ostentatur. Le même peignit les éclairs, le tonnerre, la foudre et c’est ce qu’il n’est pas possible de peindre. Pinxit et quae pingi non possunt. Vous m’avouerez que voilà un pingi non possunt bien bourgeois pour un connaisseur, un appréciateur, un homme en un mot qui se charge d’instruire la postérité ; aussi la postérité s’en rapporte-t-elle à lui à proportion du discernement qu’elle lui trouve.
Protogène pour conserver son fameux tableau de Ialyse, le couvrit de quatre couches de couleurs, parce que la première venant à tomber, la seconde lui succédait, ainsi jusqu’à la dernière. huic picturae quater colorem induxit ceu tria subsidia iniuriae et vetustatis, ut decedente superiore inferior succederet. Mais l’écume du chien de Ialyse faite par dépit d’un coup d’éponge, avait-elle les quatre couches ? Est-on connaisseur quand on va ramassant ainsi les propos des rues, qu’on parle de peinture avec aussi peu de jugement ?
Amulius célèbre sous Néron, sous Néron, entendez-vous ? peignit une Minerve qui regardait le spectateur de quelque côté qu’il se mît. Spectantem aspectans, quacumque aspiceretur. (XXXV, 10). Sous Néron la peinture et les connaisseurs en étaient là ! À la fin du siècle d’Auguste, Pline en était là, mais la barbarie dans les arts était-elle déjà si avancée ?
Claudius Pulcher fit construire pour des jeux publics un théâtre dont le toit était si bien peint que les corbeaux trompés par la ressemblance, y volaient, croyant que c’étaient des tuiles. Corvi decepti imagine advolarent (XXXV, 4). Il est si aisé de faire illusion dans de pareilles bagatelles, qu’on ne gagnerait rien à les montrer à la foire. D’ailleurs ce toit était ou de bois ou de toile ; pourquoi les corbeaux ne s’y seraient-ils pas posés ? Ou bien voulez-vous que les corbeaux de ce temps-là fussent assez familiers pour venir se poser dans l’intérieur d’un théâtre, sur des décorations peintes en tuile ? Pline qui savait sa langue, eût dit devolarent au lieu de advolarent. Je crois donc qu’il a entendu que ces corbeaux se posaient sur le haut de l’édifice.
Praxitèle disait que le modèle était la mère de la sculpture, de la gravure, de la ciselure, et comme il possédait ces talents au premier degré, il n’exécutait jamais aucun ouvrage qu’il n’en eût fait le modèle avant ; plasticem matrem statuariae, sculpturaeque et coelaturae esse dixit, et cum esset in omnibus his summus, nihil nunquam fecit antequam finxit (XXXV, 12). Qu’une figure de marbre ou de bronze ne se puisse faire sans un modèle, c’est une de ces vérités dont l’affirmation jette un ridicule sur celui qui, pour y donner du poids, produit une autorité ; d’ailleurs à cause que Pasitèle excellait dans la sculpture, la gravure et la ciselure, il faisait un modèle avant d’exécuter ses ouvrages. Eh, mon cher Pline, dites-moi, je vous prie, s’il eût moins excellé, eût-il eu moins besoin de modèle pour conduire sa figure de marbre ou pour faire celle de bronze ?
Canachus fit un cerf dont les pieds de devant posaient sur la pointe, et ceux de derrière sur le talon afin de s’affermir pour se lancer. Ut a repulsu per vices resiliat. (XXXIV, 8) Observation mince ; surtout quand on ne dit pas si l’ouvrage est bon ailleurs.
Myrmecide fit un char à quatre chevaux et le cocher si petit qu’une mouche le couvrait de son aile. C’était sans doute une grosse mouche. Callicratès faisait des fourmis si petites qu’il n’était pas possible d’en voir les pieds et les autres membres. Pourquoi donc les faire, il n’y avait pas encore de lunettes ? Sunt et in parvis marmoreis famam consecuti Myrmicides, cujus quadrigam cum agitatore cooperuit alis musca etc. Callicarates cujus formicarum pedes atque alia membra pervidere non est (XXXV, 5). Si Pline eût écrit qu’une Vestale s’occupait dans son cloître à ces productions stériles, nous eussions dit avec le sage, nihil sub sole novum.
Euphranor fit si bien un Pâris qui ravit Hélène, qu’on y reconnaissait le juge des déesses, le meurtrier d’Achille et l’amant d’Hélène. Quod omnia simul intelligantur, judex dearum, amator Helenae et tamen Achillis interfector (XXXIV, 8) Je le crois bien, Hélène était dans ses bras ; s’il tenait une pomme et une flèche, les trois reconnaissances étaient aisées.
Myron ce sculpteur fameux qui mit en réputation les poètes qui célébrèrent sa vache, Myron ne savait pas exprimer les passions. Animi sensus non expressisse (XXXIV, 8) C’était la faute de son siècle, sans doute. Ce n’est pas que tous les siècles n’aient leurs Myron ; mais nous ne connaissons pas de réputations modernes faites pour les avoir célébrés. Convenez aussi que dans ces temps heureux, on avait de belles réputations à bon marché ; cette denrée est un peu renchérie. Celui par exemple qui avait la réputation de grand physicien pourrait être écouté aujourd’hui au bout du Pont-Neuf.
S’il était vrai qu’un Jupiter des bosquets de Versailles fût de Myron, comme le croit Montfaucon, Pline aurait loué bien platement un des plus grands sculpteurs. Myron, dit-il, fut le premier qui variât les attitudes ; petit mérite. Il observait mieux les proportions que Polyclète. Affaire de calcul aisé. Il négligeait les cheveux et les autres poils, et les faisait comme la grossière antiquité. C’est ne pas savoir sortir du bloc. Si ce Jupiter est de Myron, il n’est guère possible de dire plus de sottises en moins de mots. Cette statue qui n’est plus qu’un terme et qui n’a plus que la tête est recommandable, exprime supérieurement la majestueuse sérénité du père des dieux et des hommes. Les formes en sont simples, les traits grands et fins, le travail des cheveux et de la barbe est d’une singulière légèreté. Il faut bien pour l’honneur de Pline que cette tête ne soit pas de Myron.
Polygnote fut le premier qui illustra son art, en faisant ouvrir la bouche et montrer les dents à ses personnages. Eumanus distingua les sexes. Cimon son élève trouva le moyen de varier ses figures et ses têtes. Il fut aussi le premier qui distingua les articulations des membres, qui marqua les veines et qui inventa de faire des plis aux vêtements, c’est ainsi qu’il se rendit célèbre. Car vous noterez qu’avant de parler de peinture, Pine dit, je vais à présent parcourir en abrégé les peintres célèbres. En un mot la peinture était si parfaite trois cents ans avant notre ère, que Pausias fut admiré pour avoir peint un bœuf en raccourci.
Celui qui fit la première horloge de bois, bien grossière et bien imparfaite, était un homme de génie. Le modèle de sa machine était dans son entendement. Mais celui qui peignit ou sculpta une figure humaine sans articulations et sans muscles, quoi qu’il en eût tant de modèles sous les yeux, était une manœuvre ignoble fort au-dessous de nos faiseurs d’ecce homo de village ; et celui qui le premier marqua les articulations était un homme des plus ordinaires, puisqu’il ne représentait les articulations qu’il voyait que par le moyen des articulations qu’il avait lui-même. Pour ses admirateurs, je ne saurais trop les admirer. Ah ! Quand le génie s’en mêla, qu’il fallut imaginer des effets et des situations, ce fut autre chose : le premier compositeur était un homme.
Vous me rapportez un éloge général que Pline fait des artistes dont la mort a interrompu les ouvrages. Vous me demandez si je sens bien la finesse, le coulant, la délicatesse de ces expressions. In lenocinio commendationis dolor est, manus, cum id agerent exstinctae desiderantur. Je ne m’aviserai pas de les traduire, vous m’avez fait une trop grosse peur ; je m’en tiens à savoir qu’elles signifient à peu près que le charme de ces ouvrages imparfaits est une recommandation douloureuse qui en fait d’autant plus regretter les auteurs les mots de Pline et sa pensée ont toute l’énergie, le coulant et la finesse imaginables ; mais que cela fait-il à mon objet ? Qui est-ce qui a dit que Pline n’est pas éloquent ? En vérité vous me faites là une tracasserie bien originale. Je vous ai dit qu’il lui arrivait de juger fort mal de la peinture et de la sculpture. Je le dis encore, je fais mieux, je le prouve, et ne vous confie pas cette rare découverte à l’oreille : elle est dans Pline, chacun peut l’y voir. Je dis, il connaît mal la sculpture ; vous répondez, il parle bien sa langue.
Si je sortais du cercle de ma sphère, je vous montrerais que Pine tout grand homme qu’il est, touche à terre par un bout comme les plus petits, je vous parlerais de l’herbe venue sur la tête d’une statue, qui apaise le mal de tête si on la cueille la main enveloppée d’étoffe et qu’on l’attache à son col avec du fil rouge. Je vous demanderais votre avis sur le jejunus jununio medicamentando, qu’il faut dire trois fois sur un malade en lui administrant un remède ; dans un ouvrage aussi sérieux que celui de Pline, dans une Encyclopédie si on rapporte des sottises populaires, c’est en les traitant comme elles le méritent. C’est ce que Pline n’a pas toujours fait, à beaucoup près. Je vous demande bien pardon, si je me fourre parmi ceux qui ont convaincu l’historien naturaliste des plus grosses bévues, mais si je vous disais encore que le siècle de Pline se ressent par endroits de la vieillesse du siècle d’Auguste, qu’il a écrit, operum claritatibus, pour opera clariora ; operum nobilitates, pour nobiliora opera ; claritates colorum pour colores clariores ; fecunditates pour fecunditas, etc. vous me répondriez fort à propos, l’ami, vous trouverez aussi dans Pline ces quatre mots-ci sur lesquels je vous invite à exercer vos réflexions, ne supra crepidam judicares (XXXV, 10). Je me tais ; Pline aurait dû en faire autant quelquefois. Mais non, je ne veux pas encore me taire ; je veux vous dire avant, que je suis honteux pour quelques artistes grecs de la manière dont ils ont été appréciés. Oui, je suis honteux pour Apelle, que son Hercule soit gauchement loué. Je suis honteux pour la Minerve d’Amulius, pour l’homme de Polygnote, pour le cerf de Canacus, pour le Pâris d’Euphranor et pour tant d’autres que je ne vous ai pas nommés. Pline a parlé de la peinture et de la sculpture en homme d’esprit, même en amateur, mais point en connaisseur. Eh bien ! Pline a dit, Le Laocoon est préférable à tous les ouvrages de peinture et de sculpture. Quel effort ! C’est à peu près, comme si on disait, l’Iliade est préférable à tous les poèmes épiques, quand tous les petits garçons de l’univers ont répété cet éloge si commun et si froid.
Quoi ! Pline s’amuse à faire bien au long le petit conte des raisins et du rideau, de Zeuxis et de Parrhasius, il a la même complaisance pour les deux lignes tirées sur une table d’attente par Apelle à Protogène, sans pourtant nous apprendre si ces lignes représentaient ou non quelques objets de la nature. Il croit en bonne et franche nourrice, que des chevaux jugeaient bien un concours de peinture, et le grand homme qui se complaît à ces niaiseries nous dit en courant que le Laocoon et préférable aux autres ouvrages. Un plus petit homme, mais plus connaisseur, eût dit que la douleur du malheureux père et celle des enfants passent dans l’âme du spectateur ; que la contraction, les ressentiments, les mouvements de toutes les parties qui concourent à l’expression totale, la hardiesse du travail, la vie en un mot caractérisent cet ouvrage effrayant, au point que le spectateur ne voit plus le marbre, il voit dévorer trois malheureux.
Oui, sans doute Pline a loué quelquefois platement des ouvrages, peut-être sublimes, comme vous l’avouez ironiquement et comme je le crois fort sérieusement. Il a loué aussi, comme je voudrais mérité de l’être, de prétendues beautés que nous laissons aux Boulevards et au pont Notre-Dame. Je n’ai pas dit : il écrit mal ; je dis, il juge mal de deux arts qu’il ne connaissait pas. Je n’ai relevé des erreurs de Pline que ce qui suffit à ma preuve ; j’en reste là : si je voulais l’éplucher, vous auriez beau jeu… Eh bien ! Dites-vous, Pline n’a pas connu les beautés des arts… C’est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérité le sentiment de son siècle ; c’est leur projet à tous deux ; mais pour le remplir, il faut discerner la voix du siècle d’avec les décisions éphémères des petites sociétés. C’est ce que Voltaire n’a pas fait. Je vous assure, ce n’est donc point le sentiment de son siècle qu’il transmet à la postérité.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 10 mai 1766, p. 171
Je n’ai pas lu Pline avec l’intention d’en faire la critique. Je n’ai pas la première des connaissances qu’il faut pour juger l’histoire du monde ; je les crois rares dans une seule tête. Mais Pline a souvent dit des choses à la porté des gens qui n’ont que le sens commun ; celles-là pourraient bien être de mon ressort. En voici vingt ou trente recueillies avec soin, c’est-à-dire tant que j’en ai eu la force ; car voyant les misères se multiplier à mesure que je lisais, j’ai fermé le livre, et j’ai dit, c’est assez[[6:S’ensuit un florilège de citations empruntées à tous les livres de l’Histoire Naturelle.]].
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Diderot à Falconet, 5 août 1766, p. 216-220
Ah ! mon cher maître, Pline un petit radoteur ! Pardonnez-moi le mot, mais jamais l’indécence et peut-être l’injustice d’une pareille expression adressée à un des hommes les plus rares qui ait fait honneur à l’espèce raisonnable ne sera supportée. Pline un petit radoteur et pourquoi ! Parce qu’à travers une multitude incroyable de jugements qui montrent le tact le plus fin, le goût le plus délicat, il s’en trouve quelques-uns de répréhensibles ; passons, passons vite là-dessus.
Apelle peignit un Hercule par le dos dont on voyait le visage, ce qui est très difficile, dit Pline. Supposons que cet Hercule fût courbé sur le bûcher, que le peintre l’eût montré renversé en arrière, les bras tendus vers le ciel, et le visage et toute la figure vue de raccourci, croyez-vous que l’exécution eût été l’ouvrage d’un enfant ? Vous faites vos suppositions. Je fais aussi les miennes.
Pline dit qu’Amulius fit une Minerve qui regardait de quelque côté qu’on la vît ; Claudius Pulcher, un toit qui trompait les corbeaux ; Apelle un cheval devant lequel les chevaux oubliant la présence de leurs semblables hennissaient, etc. Il me semble que Pline n’est là qu’historien ; et si le tour de Pline m’est familier, et que j’entende un peu la valeur de la phrase latine, ces mots, idque postea semper illius experimentum artis ostentatur indiquent l’opinion populaire et même le peu de cas qu’il en fait, du moins si c’eût été mon dessein de rendre ces deux vues, je ne me serais pas expliqué autrement[[3:[…] Croyez au reste que les bêtes ne sont pas difficiles à tromper ; la plus grossière image, une coupure barbouillée à peu près leur fait prendre le change. Que dites-vous de ces hommes de paille mis dans un champ pour faire peur aux oiseaux, et de ces pigeons de plâtre mis sur un colombier pour en faire venir d’autres ? Et puis glorifiez-vous, peintres, sculpteurs, imitateurs du naturel, parce que quelques bêtes auront approuvé votre ouvrage !]].
Pinxit et quae pingi non possunt, dit de l’éclair, de la lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lorsque l’art fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste. Lorsqu’il s’agira du goût et de la valeur d’un tour latin, je demande que mon avis soit de même poids que le vôtre.
Un artiste jaloux de la durée de son ouvrage quater colorem induxit subsidio injuriae vetustatis, ut descendente superiore inferior succederet. Vous ne comprenez point ce technique ; je ne le comprends guère plus que vous, donc il est impossible. Et s’il y avait entre chaque tableau, une couche à gouache qui les séparât ? Si vous saviez, mon ami, mais vous le savez, combien de fois il est arrivé dans des manœuvres tout autrement inconcevables que celle-ci, que le temps et l’expérience ont justifié Pline du reproche de mensonge ou d’ineptie, en sorte que la chose avérée et connue, il n’est plus resté à ses critiques qu’à admirer la précision et la netteté de son discours. La postérité s’en est rapportée à lui, comme à tout autre auteur à proportion du discernement qu’elle lui a trouvé mais depuis environ un demi-siècle elle lui a trouvé du discernement à proportion des progrès qu’elle faisait elle-même dans la connaissance des choses.
Lorsque vous reprochez à Pline l’écume du chien de Ialyse, les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un autre, vous oubliez le titre de son ouvrage, Pline vous crie, je ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-arts seulement, c’est de l’histoire naturelle que j’écris.
J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus obscurs, a pu savoir mieux que vous. Vous croyez que Pline aura avancé à l’aventure et que les anciens statuaires se passaient de modèle. Vous ajoutez, il est impossible de s’en passer ; pour moi je me tais après avoir avoué ingénument que l’idée du modèle ne me paraît point de l’art naissant, mais bien de l’art qui a fait des progrès.
Sur le chef-d’œuvre de Canachus, Pline s’attachant au principal mérite de la figure me dit ce que je dirai quelque jour de votre cheval, voyez comme il s’élance bien, et il me semble qu’il n’a pas dû m’en dire davantage.
Je passe à l’article de Myrmécide ; c’est de la plaisanterie qu’on trouvera bonne ou mauvaise, selon le tour d’esprit qu’on aura ; mon ami Falconet s’amuse et c’est bien fait que de s’amuser et d’écrire de ces choses-là gaiement, franchement, sans prétention, sans subtilité, sans y mettre ni plus de passions et d’intérêt que l’objet n’en mérite.
Je me souviens que vous vous êtes prosterné pour moi devant Bayle et il ne tiendrait qu’à moi de faire amende honorable pour vous à Pline et à Euphranor. Pline a dit du Pâris d’Euphranor, il est si bien fait qu’on y reconnaît judex dearum, amator Helenae, Achillis interfector. Vous ajoutez, Hélène était dans ses bras ; s’il tenait une pomme et une flèche, et voilà les trois caractères expliqués. Sur l’endroit de Pline, j’aurais juré qu’il y parlait du caractère et de l’expression de la sublime figure d’Euphranor. J’ouvre Pline et je suis tout étonné de voir qu’il n’y a ni flèche ni pomme et que ces rares inventions sont de vous. Mon ami, avec le secret il n’y a point d’auteurs qu’on n’aplatisse, point de compositions qui ne deviennent maussades. Ce trait m’a rendu la plupart de vos citations suspectes : j’ai vu que quand vous aviez résolu qu’un écrivain et un peintre fussent deux sots, vous n’en démordez pas aisément ; quand vous auriez abusé de ma paresse à vérifier les citations, quand vous auriez estropié, mutilé, tronqué pour moi la description du cerf de Canachus, elle reste dans Pline telle qu’elle était. Et il faut qu’il vienne un moment où quelque érudit me venge de vous.
Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a fait une mauvaise vache ; donc et le peuple qui l’admira, et les poètes qui la chantèrent, n’eurent pas le sens commun. Cette conséquence peut être juste, mais je ne le sens pas ; non liquet ; vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes réputations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait qu’à moi de vous faire une belle énumération.
Voici encore une autre argumentation dont je ne saisis ni la force ni la liaison. Pline a dit que Myron varia le premier les attitudes, observa mieux les proportions que Polyclète négligea les cheveux et la barbe ; mais il y a dans les bosquets de Versailles une très belle tête de Jupiter qui n’est pas de Myron, car on ne sait sur quel fondement le père Montfaucon la lui attribue et cette tête n’a aucun des défauts que Pline reproche à Myron ; donc Pline ne sait ce qu’il dit ; en vérité, mon ami, voilà une logique bien étrange.
Vous m’avez donné bien de la peine et du plaisir, je me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts : voilà le plaisir ; j’ai vu que vos citations n’étaient pas toujours bien fidèles, que la traduction n’était pas toujours exacte, voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût. Cette injure n’était fondée que sur une demi-douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et rachetée par une infinité d’excellentes choses ; lorsque j’allais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste fantôme m’est apparu, il avait l’air tranquille et serein, il a jeté un coup d’œil sur vos observations, il a souri et a disparu.
Pline suit les progrès de l’art, Olympiade par Olympiade. Il distribue les éloges selon qu’il y a plus ou moins contribué par quelques vues nouvelles. Pour moi qui pense que tout tient à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la multitude des âmes serviles au petit nombre des têtes hardies qui s’affranchissent de la routine, et qui connaît un peu par expérience la rapidité de la pense générale, je dis : le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme ou d’un animal, eut une idée de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son invention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement, c’est moi qui ai tort. Vous êtes artiste ; Pline ne l’est pas : croyez-vous de bonne foi que si vous aviez eu un compte rapide à rendre d’un aussi grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez mieux tiré que lui ? Je vous supplie, mon ami, de ne pas toucher à la latinité de Pline, cela est sacré et c’est un peu mon affaire, car je suis sacristain de cette église ; les expressions que vous reprenez ne décèlent point le latin du siècle d’Auguste. Si quelque pédant vous l’a dit, n’en croyez rien. Les Romains n’ont rien inventé ; lorsque sortis de la barbarie, ils ont voulu parler arts et sciences, ils ont trouvé leur langue stérile, et pour désigner des choses qui leur étaient étrangères, les bons esprits se sont rendus créateurs des mots. Cicéron même vous offenserait en cent endroits, sans sa pusillanimité qui lui faisait préférer le mot grec à un mot nouveau, et cela en physique, en morale, en métaphysique. Vous vous êtes dit là-dessus une injure que mon amitié et un peu de politesse sur laquelle vous deviez compter vous auraient certainement épargnée. Vous me trouverez plus indulgent sur une erreur littéraire que vous ne le serez avec moi sur une erreur d’art. Mais c’est une affaire de caractère, ou peut-être m’aimez-vous plus que je ne vous aime, si le proverbe est vrai ; je vous aime pourtant bien, ce me semble.
Si Pline avait donné à tous les morceaux de peinture et de sculpture dont il a jugé, une description et un éloge proportionnés à leur importance, il eût composé un traité exprès de la peinture et de la sculpture, plus ample que l’histoire de l’univers, qu’il avait pour objet ; vous ne considérez pas que Pline n’est qu’historien, que la plupart des morceaux dont il nous entretient subsistaient, soit à Rome sous les yeux de ses contemporains, soit en Grèce où il n’y avait fils de bonne mère qui ne voyageât. Encore un mot sur Pline, et puis je le laisse, car c’est un homme qui se défend assez bien de lui-même ; c’est qu’à proportion que les temps ont été plus ou moins ignorants, on lui a reproché plus ou moins de mensonges ou d’inepties. Il y en a sans doute, car où n’y en a-t-il pas ?
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 6 mars 1766, p. 117
Claudius Pulcher fit construire pour des jeux publics un théâtre dont le toit était si bien peint que les corbeaux trompés par la ressemblance, y volaient, croyant que c’étaient des tuiles. Corui decepti imagine aduolarent ? Il est si aisé de faire illusion dans de pareilles bagatelles, qu’on ne gagnerait rien à les montrer à la foire. D’ailleurs ce toit était ou de bois ou de toile ; pourquoi les corbeaux ne s’y seraient-ils pas posés ? Ou bien voulez-vous que les corbeaux de ce temps-là fussent assez familiers pour venir se poser dans l’intérieur d’un théâtre, sur des décorations peintes en tuile ? Pline qui savait sa langue, eût dit deuolarent au lieu de aduolarent. Je crois donc qu’il a entendu que ces corbeaux se posaient sur le haut de l’édifice.
Dans :Les oiseaux picorent les tuiles du théâtre de Claudius Pulcher(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 1er août 1766, p. 211
Vous me défiez de vous citer une seule misère qui soit dans le tableau de Polygnote. Eh ! mon ami, les noms écrits sur chaque personnage, n’en est-ce pas une grande ? Petite observation, direz-vous : pas si petite, parce que ces noms supposaient les spectateurs assez dépourvus de goût et de connaissance pour avoir besoin de ce guide-âne.
Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)
, Lettre de Diderot à Falconet, 15 février 1766, p. 89
C’est une plaisanterie bien cruelle et bien injuste que de réduire à l’insipide et froid colossal tout le mérite du Jupiter de Phidias. Vous ne concevez pas l’abus que vous faites de votre gaieté et jusqu’où vous en pourriez être la victime. Ce ne fut point, mon ami, pour avoir taillé un Jupiter énorme que Phidias fut admiré de son temps et que la postérité l’a préconisé : ce fut pour avoir donné au Jupiter une tête qui faisait trembler le méchant ; ce fut pour avoir bien rendu le Jupiter du catéchisme païen, le Dieu qui ébranlait l’Olympe du mouvement seul de ses noirs sourcils. Les beaux pieds de Thétis étaient de foi ; la belle gorge de Vénus était de foi ; les belles épaules d’Apollon étaient de foi ; les flammes redoutables de Mars, la large poitrine de Neptune étaient de foi ; et si Phidias n’eût pas rendu la menace et la majesté de Jupiter, le bloc de marbre hérétique serait demeuré dans son atelier. Quelque jour peut-être je vous lirai des idées qui ne m’échapperont plus, parce qu’elles sont consignées quelque part, sur l’influence réciproque de la religion, de la poésie, de la peinture et de la sculpture sur la nature, et de la nature sur les beaux-arts, mais ce n’est pas ici le lieu.
Dans :Phidias, Zeus et Athéna(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 25 février 1766, p. 113
Le Jupiter de Phidias était sur un trône tout brillant d’or, de pierres précieuses, d’ivoire, d’ébène, de peinture, de sculpture, etc. Le piédestal qui soutenait cette masse était enrichi de grands bas-reliefs, d’or et d’ornements divers. Toutes ces richesses brillantes, peut-être confuses dont on nous fait la description de préférence, sont-elles à l’avantage de la statue autant que le commun des lecteurs pourrait l’imaginer ? N’aideraient-elles pas au contraire à trouver la cause du merveilleux qu’on y admirait ? Lisez la description de Pausanias ; vous conviendrez que l’or et les pierreries lui ont bien autrement frappé les yeux que la majesté du dieu de laquelle il ne dit rien. Si un homme éclairé s’est ainsi laissé éblouir, si même il a dit que ces ornements donnaient de l’éclat à la statue, que ne disait pas le peuple ? Mon philosophe, il y avait là du merveilleux, non seulement pour les paroissiens, mais pour tous les chrysophiles de l’univers. […] Quand vous lisez Pausanias, vous voyez qu’il décrit en voyageur exact, sans doute un historien fidèle ; mais voyez-vous qu’il parle jamais en connaisseur, même en amateur ? Il ne dit rien qui laisse soupçonner la moindre connaissance des beaux-arts[[6:S’ensuit un long débat sur le Jupiter.]].
Dans :Phidias, Zeus et Athéna(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 6 mars 1766, p. 117
Le même Apelle peignit un cheval si bien que les chevaux qu’il avait pris pour juges, hennissaient devant son tableau et ne regardaient seulement pas ceux de ses concurrents. Depuis ce temps-là on a toujours fait la même expérience. Idque postea semper illius experimentum artis ostentatur. […]
Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 6 mars 1766, p. 123
Quoi ! Pline s’amuse à faire bien au long le petit conte des raisins et du rideau, de Zeuxis et de Parrhasius, il a la même complaisance pour les deux lignes tirées sur une table d’attente par Apelle à Protogène, sans pourtant nous apprendre si ces lignes représentaient ou non quelques objets de la nature. Il croit en bonne et franche nourrice, que des chevaux jugeaient bien un concours de peinture, et le grand homme qui se complaît à ces niaiseries nous dit en courant que le Laocoon et préférable aux autres ouvrages. […] Oui, sans doute Pline a loué quelquefois platement des ouvrages, peut-être sublimes, comme vous l’avouez ironiquement et comme je le crois fort sérieusement. Il a loué aussi, comme je voudrais mériter de l’être, de prétendues beautés que nous laissons aux Boulevards et au pont Notre-Dame.
Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)
, Lettre de Falconet à Diderot, 25 mai 1766, p. 186
Encore un post-scriptum et je finis, il s’agit d’un ancien dont je vous ai dit un mot ailleurs. Je ne l’ai pas encore lu ; mais en le parcourant, je viens de trouver que le fameux satyre de Protogène était appuyé contre une colonne sur laquelle était peinte une perdrix si ressemblante qu’on laissait le satyre, quoique parfait, pour n’admirer que l’oiseau. Les perdrix mêmes venaient voltiger autour, en la saluant de leur ramage. (Strab., L. XIV p. 632). Mon ami, une belle preuve que la peinture était alors au berceau et qu’on y était fort peu accoutumé, c’est l’admiration si fréquente des gens et des bêtes. Montrez aujourd’hui une chienne ou une perdrix de Desportes, d’Oudry, de Chardin, de Bachelier ou des autres peintres dont nous admirons les ouvrages en ce genre, vous verrez ce qu’en dira le chien de chasse : et pourtant croyez sans peine que nos peintres modernes ont représenté une chienne ou une perdrix aussi bien que le peintre grec. Strabon a presque bien observé le Jupiter de Phidias, et le voilà qui donne du nez dans la perdrix de Protogène, j’en suis vraiment fâché.
Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)
, Lettre de Diderot à Falconet, 5 août 1766, p. 218
Lorsque vous reprochez à Pline l’écume du chien de Ialyse, les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un autre, vous oubliez le titre de son ouvrage, Pline vous crie, je ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-arts seulement, c’est de l’histoire naturelle que j’écris.
Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)
, Lettre de Diderot à Falconet, 5 août 1766, p. 218
Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a fait une mauvaise vache ; donc et le peuple qui l’admira, et les poètes qui la chantèrent, n’eurent pas le sens commun. Cette conséquence peut être juste, mais je ne le sens pas ; non liquet ; vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes réputations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait qu’à moi de vous faire une belle énumération.
Dans :Myron, la Vache(Lien)